Lettre sans fin : Manques et besoins d'amour
CDC 55
Ma douce amie, rien ne te manque ! Pourtant, il est des moments de vide dans l'existence. Des moments cafardeux où sans savoir pourquoi, tu ressens comme une boule au ventre, un creux au cœur, un appel des profondeurs. Ce trouble est indéfinissable. Il t'envahit de sa mélancolie, comme l'ombre du désenchantement ! Il te déchire comme un adieu, il te tourmente comme une absence. Tu t'enivres du bouquet des pavots de l'ennui, tu te fanes dans la décomposition suave des fleurs du mal de vivre.
Ce spleen est ton Sturm und Drang. Il pèse sur tes élans, ralentit tes envols, te voilà albatros. Tu habites les trous de ta mémoire, oublieuse des instants de lumière et de bonheur à claire joie. "C'est bien la pire peine, de ne savoir pourquoi, sans amour et sans haine, mon cœur a tant de peine"... Tu frissonnes au soleil.
Tu murmures plaintive, quelques vers de Musset et de Baudelaire. Tu te languis, apitoyée sur ta faiblesse, l'espoir s'échappe, la vie s'enfuit ! Tu relis Ossian, tu souffres avec le jeune Werther. La passion se dérobe, la tristesse envahit ton âme ! Tu te sens seule et perdue.
Moi, dans l'ombre de l'amour, je le constate impuissant. Des papillons noirs sortent de mon encrier pour envahir ma page devenue sombre. Mes mots t'effleurent. Tu te retires en toi. Le manque semble t'avoir ôté le goût des ivresses et de la passion. Loin des yeux, loin du cœur, tu te sens défaillante et inexistante.
Mon tendre amour, je ressens cette insuffisance. Pourquoi le monde est-il empli de ce tumulte et avance-t-il au rythme de cette marche funèbre ? Pourquoi cette inquiétude et ce découragement, ce chagrin suspendu ? Il est des énigmes que je n'arrive toujours pas à comprendre !...
J'y réfléchis pourtant... Arrêtons-nous un instant dans l'ombre douce des confidences et prenons, toi et moi, simplement un principe premier, celui de la vie. L'homme la reçoit pour la donner à son tour comme un précieux cadeau, un coffret de velours rouge éclatant !... En son écrin, l'élan, le souffle, la première étincelle de la création du feu brûle en nos désirs et enflamme nos corps.
Qu'on le veuille ou non, personne n'échappe à son destin... La nature accomplit dans la complexité son œuvre mystérieuse et alchimique entre l'amour résolu et le hasard aveugle, le besoin et les désirs, la matière et l'esprit ! Tu le sais, c'est ainsi qu'on vient au monde inconnu dans le plus riche dénuement, doux et ouaté, soyeux et peluché !
De fait, la vie est immanquable et pourtant certains, par manque de chance et de bonne étoile, la manquent lamentablement ! Pour quelles raisons ? Faut-il ici accuser les maladresses de ceux qui n'en manquent pas une ou constater par ailleurs, les carences de ceux qui manquent de tout ! Doit-on alors s'étonner que ceux qui réussissent ne manquent pas de faire preuve de dédain, en raillant ces ballots pour les traiter, à cœur joie, de ratés !
Apparemment, tout ne serait donc pas si simple ! Il ne suffit pas de recevoir la vie, il faut la faire fructifier et se garder, autant que faire se peut, de manquer de moyens et d'espoir ! Mieux vaut un trop perçu qu'un manque à gagner, mieux vaut des largesses que des restrictions. Pour vivre décemment, il est indispensable de posséder, au moins le nécessaire. Faute de quoi, nous aurions beau rêver d'une vie de château, nous ne connaîtrions qu'une vie de bohème. La grande vie rêvée ne serait que celle du patachon ou de l'agitation des bâtons de chaise ! Douceur de l'espoir, rudesse du quotidien !
Mon tendre cœur, moi, avec toi, je ne crains pas la pénurie de tendresse ou de câlins, je ne crains que le manque de temps pour nous vivre pleinement notre tendre affection. Tu le sais, je ne manquerai jamais à ma parole. Je ne redoute que le manque de voix pour te murmurer mes "je t'aime" et le manque de mémoire pour oublier de te le dire !
Avec toi, je suis au comble de la félicité mais il me faut toujours craindre qu'elle ne vienne un jour à manquer. En amour, nous pouvons manquer d'expérience mais jamais de cœur ni d'esprit. Ainsi, nous ne risquons jamais de souffrir de l'abondance de sentiments ni de la surabondance d'idées ! Notre amour est sans fin: plénitude et manque à la fois dans notre quête éperdue d'absolu et d'idéal.
Doutes-tu de l'avenir et de notre constance ? Redoutes-tu cette indigence de preuves, ce dénuement dans les manifestations de notre passion charnelle ? As-tu oublié que la rose des sables qui fleurit au désert est constituée des baisers que les souffles du vent offrent en rafales à la dune ? Rien ne te manquera jamais. Je me cristallise tendrement et lentement au plus profond de ton être. Entends la voix des djinns qui te murmure mon amour.
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