Lettre au chef de gare, aux maçons italiens et à Maurice : Le sifflet
TQP AP BAL Je remue de temps en temps, les boîtes aux trésors de mes souvenirs d'enfance. Parmi le fouillis hétéroclite des soldats de plomb, canif, pièces, médailles, voitures, toupies et coquillages, je viens de retrouver mon sifflet en métal !
Je le dépoussière avant de le porter à la bouche. Je souffle puissamment dedans mais je n'obtiens, à mon grand étonnement qu'un roulement sonore, qu'un glou glou, qu'un son plaintif, entre le sanglot et le cri étouffé.
A cet exercice, j'étais sans aucun doute, bien meilleur, enfant, lorsque je cassais les oreilles de mes parents en déambulant fièrement dans la maison, genoux bien hauts, d'un pas martial ! Un coup de sifflet à chaque enjambée ponctuait un petit mouvement de menton de ma tête à casquette galonnée.
Inutile de vous décrire la joyeuse ambiance quand de surcroît, ma chienne Carmen, une mignonne petite cocker noire me suivait en jappant, hélas à contretemps ! Je m'imaginais imprimant le rythme, à la tête d'une troupe triomphante qui défilait avec panache, dans la rue principale du village. Je croyais même entendre leurs hourras et leurs applaudissements qui couvraient le son aigu de mes sifflements impétueux.
Mais mon bonheur était à son comble, quand je réussissais à enrôler dans la clique, ma gentille sœur Marie et ses amies. Je menais, à force coups de sifflets, la revue des petites majorettes !... C'est probablement à cette époque que j'ai dû inconsciemment ressentir mes premiers émois innocents. A les voir ainsi tenter des figures gymniques et lancer bien haut leurs gambettes de nymphettes qui soulevaient avec légèreté leurs jupettes, je sais que j'ai éprouvé un réel plaisir. Trouble indicible des primes visions de chair rose et nacrée ! Je garde particulièrement vivace, le souvenir ému de la petite Céleste…
Mais voilà que je crois entendre le coup de sifflet du chef de gare et que remonte à ma mémoire une flopée de souvenirs d'été. Je me revois courant sur le quai, une petite valise verte à la main en compagnie de ma sœur, mon frère et de papa, maman.
Je sens encore l'odeur de graisse sur les bras luisants des roues, je vois les crachements chuintants des jets de vapeur blanche sortant des flancs de la bête, je perçois les hoquets de la locomotive bouillante, les soupirs essoufflés de la machine fatiguée.
Impressionné, je défie du regard ce taureau vigoureux aux muscles huilés qui va nous emporter. Mais il me faut auparavant affronter les trop hautes marches du wagon, qui m'attend porte ouverte. Heureusement, mes petites jambes parviendront à les escalader, grâce à la poussée généreuse et énergique de mon bien aimé père.
"Attention à la fermeture des portes ! Attention au départ !" lance à plusieurs reprises, d'une voix nasillarde, le haut-parleur de la gare. "Attention au départ !" Au triple coup de sifflet du chef de gare, le train s'élance, dans un coup de rein courageux et puissant. En route pour les Flandres et les moulins de Don Quichotte ! Trois semaines de vacances, de joies estivales ! Le bonheur simple et vrai d'une famille unie !
Aujourd'hui, dans son usage commun, le sifflet a perdu en utilité notoire, à part encore pour les arbitres de matchs sportifs ou les policiers et gendarmes régulant la circulation. Mais par le passé, il jouissait à mes yeux d'enfant d'un grand prestige. Il incarnait l'autorité de la force publique, inconsciemment, une figure paternelle ou ancestrale.
Je me revois encore sifflet aux lèvres, jouant à régler un flot de véhicules imaginaires. Je ne m'épargnais pas les efforts, gesticulant et moulinant des bras, tournant sur moi-même dans toutes les directions, à m'en donner de vertigineux tournis. Oh ! J'étais impressionnant quand je levais mon bras, main ferme, paume tendue en opposition pour stopper énergiquement un automobiliste trop impétueusement pressé. Mon coup de sifflet était alors magistral et s'il le fallait redoublé.
Je me souviens. Mes maîtres aussi avaient un sifflet pour les leçons de gymnastique ou pour me faire ranger dans les rangs, parmi mes congénères. Aujourd'hui, même avec un rappel à l'ordre, il semble plus difficile de mettre la jeunesse au pas et de la faire rentrer dans le rang… A cette époque, moins sollicités par les gadgets et les médias, un simple sifflet nous impressionnait et nous appelait à l’obéissance.
Un autre souriant souvenir affleure à ma mémoire. Je me revois tenter de siffler avec la bouche. Quelle rigolade ! Mes premiers essais ressemblaient plus à des grimaces, des chuintements inefficaces et des soupirs chargés de postillons. Je sifflais comme une bouilloire. Même résultat avec les mains ! Mes tentatives n'étaient que des succions de doigts léchés sans arriver à sortir le moindre son.
Mon ami Gino, un garçon italien qui sifflait à merveille de toutes ses pinces, d'une main et des deux mains, se moquait amicalement de moi. J'appris plus tard que c'était dans sa culture, un talent presque inné, d'autant que son père était maçon et avait dû s'exercer. Suivant la légende urbaine, les maçons italiens, manches retroussées, sifflaient au soleil, les jolies filles pulpeuses et pétillantes, du haut des échafaudages. Les cinéastes italiens en ont fort bien rendu l'ambiance dans les rues bruyantes et animées des villes.
J'y parvins moi aussi mais difficilement. Il le fallait pourtant, si je voulais me voir conférer la reconnaissance de mes camarades qui se prenaient pour de petits durs ou de grands caïds. Quand nous jouions aux gendarmes et aux voleurs, nous usions et abusions de cette méthode pour appeler ou avertir d'un danger. J'appris plus tard que ce prestige était vulgaire, sauf pour siffloter un air de chanson ou de musique. J'avais une amie, gentil rossignol, qui excellait à le faire. On attribua ce don à une oreille musicale parfaite ; elle devint, je crois, flûtiste ou saxophoniste.
Certains jours de jeune et gai printemps, quand l'air est tiède et aimable, il m'arrive encore de le faire en chantonnant, comme le pratiquait un vieil original de mon patelin. Impossible de le croiser sans l'entendre siffler l'air d'une rengaine à la mode. Figure populaire, les habitants du bourg lui réservèrent un dernier hommage. Quand il partit siffloter avec les anges, on inscrivit sur son faire-part : "Maurice, dit le merle siffleur" !
Oui ! J'ai gardé ma joyeuse âme d'enfant, docile quand il le faut, rebelle si nécessaire. Je n'ai d'ailleurs jamais obéi au doigt et à l’œil et personne ne s'est aventuré à me siffler comme un chien ! Sans doute, parce que j'ai moi-même ce qu'on appelle du chien d'autorité et que j'impressionne peut-être un peu ! Comment s'étonner d'ailleurs que quelques persifleurs disent, que par excès d'idéalisme et par manque de modestie littéraire, j'enfle déjà des chevilles. Je crois le deviner, car souvent mes oreilles sifflent.
Enfin, jusqu'à présent, j'ai évité de décevoir mon entourage m'épargnant ainsi quolibets, huées ou sifflets moqueurs et réprobateurs. Je me suis d'ailleurs méfié des louanges faussement admiratives et trompeuses de mes contemporains, spécialistes de l'appeau ou des coups de brosse à reluire. Peut-être, par instinct de survie, j'ai pu, jusqu'alors, résister à l'appel des sirènes, fussent-elles sublissimes, à me couper le souffle ou le sifflet.