Tourner en rond
LEV Ah ! Pauvre de moi, farfelu scribouillard ! C'est un risque que je redoutais depuis longtemps ! J'en ai maintenant constamment la tête qui tourne de toutes ces tournures dans tant de phrases accumulées et tant de rabâchages pour de simples événements narrés à longueur de mes écrits.
Ce matin, v'là que ma caboche fait la toupie comme une danse de derviche tourneur ! Les lettres se mettent à virevolter et à tourbillonner, emportées sur un manège étourdissant et infernal. Elles s'assemblent en des sons criards et me percent les tympans. Les paragraphes s'agitent. Ils font le grand carrousel en se dispersant. J'en tourne de l’œil à tenter de les réassembler.
La réalité m'échappe. Je m'affole de l'accélération des sensations vertigineuses et suis grisé par leur vitesse devenue incontrôlable. Mes yeux vont en tout sens, ma vison se trouble. Je secoue la tête, elle se vide en me laissant une lancinante céphalée.
Je tangue et chaloupe subitement, comme un marin sur le pont par temps de mer déchaînée. Le plateau de mon bureau est ma dernière planche de salut. Je m'y agrippe. Tout tourne autour de moi. J'ai l'impression de pivoter et de vaciller sur place, sans parvenir à conserver mon équilibre ni à maintenir une perception stable de mon environnement.
J'ai beau m'efforcer de les fixer, les mots et les idées s'envolent, se dispersent et perdent leur compréhension. Je perçois mieux pourquoi certains critiques osent me qualifier de barbouilleur de pages, de vieille plume ébouriffée d'oiseau "sans queue ni tête". Oh ! Mais j'aimerais bien les voir à ma place, en cet instant où victime du malaise de l'écrivaillon, rien ne tourne plus rond. Je perds la tête. Ma raison est en tête à queue avec le réel.
Certes, ce n'est pas la première fois que la tête me tourne et que je m'abandonne ainsi au vertige de la page blanche comme parfois mais trop rarement, à l'excitation de la trouvaille inattendue... Jamais au point de perdre la compréhension de ce qui m'arrive.
Je me suis souvent moqué de moi-même comme des expressions familières et alambiquées de mes confrères. Dites-moi ! Pourquoi écrire que telle situation ne tourne pas rond comme on le dit d'un moteur qui a des ratés d'allumage, tousse et marche sur trois pattes ? Ne serait-ce pas plutôt du fait même de l'auteur dont l'imagination procède par à coups de manivelle au lieu de démarrer au quart de tour, de s'emballer et de turbiner ? N'est-ce pas tout bonnement sa puissance de création qui manque d'énergie et de régime régulé ? N'est-ce pas sa plume qui s'est encalminée dans la bouteille à l'encre à l’instar des bougies qui s'encrassent. Pauvre bougre, infortuné forçat de la littérature, le voilà bien dans l'impossibilité de tourner sept fois sa penne dans l'encrier avant de commencer à écrire, le laissant ainsi tout entier à sa peine !
Alors, au lieu d'être un moulin à paroles et de mal tourner, qui n'aimerait pas ressembler à Alphonse Daudet qui tournait si légèrement avec les ailes "les lettres de son moulin". Qui n'aspire pas à être à son tour, dans le vent de l'inspiration et à tourner à droite ou à gauche en donnant du grain à moudre à ses lecteurs girouettes ?
Par ailleurs, combien se sont employés à éluder certaines difficultés de compréhension afin de contourner les aspects abscons et obscurs d'un texte dont le niveau de langue et le vocabulaire spécialisé leur étaient étrangers. Certains ont dû envier Victor Hugo qui, à Jersey faisait tourner les guéridons pour évoquer les esprits et obtenir leurs réponses. Faute d'être spirituel, être spiritiste est peut-être une issue pour un esprit frappeur.
Oh oui ! Depuis le XVIIème siècle, rien n'est plus lumineux que ce précieux conseil ! "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément." Car à défaut, c'est toujours l'autre qui boit l'eau et qui se noie dans la mare aux diables des connotations ambiguës et équivoques. Seul l'avocat du diable oserait, sans doute encore défendre l'indigne cacographe face à ses détracteurs. Mais leur gril rougeoyant l'attend déjà, comme une oie déplumée promise au tourne-broche.
Combien se sont impatientés à percevoir le sens profond de tel récit ou l'intérêt de telle nouvelle ! Combien sont excusables, ayant eu l'impression de tourner en rond en s'exaspérant devant une intrigue qui n'en finissait pas de tourner autour du pot ! A l'évidence, un lecteur ne se recrute pas sur le sens giratoire.
D'ailleurs, me direz-vous, les lieux communs ne sont-ils pas d'ordinairement absurdes ? Les instructions et circulaires officielles édictées par des crânes d’œuf dont l'esprit doit tourner à l'ovale ne sont-elles pas émises pour faire tourner en rond et à vide l'administration ?
D'ailleurs me direz-vous, comment peut-on tourner autrement qu'en rond dans l’aquarium des productions aquatiques à l'eau de rose, quand le roman lui-même, finit en queue de poisson ? Comment ne pas être rasoir quand l'histoire, à son tour, vous barbe et tourne court ? Tant d'occasions de ricocher dans l'eau des platitudes ou de provoquer l'asphyxie des liseurs de passage. Au point que l'occupation principale de certains consiste parfois à se tourner les pouces et à se ventiler en tournant rapidement les pages. Et doit-on alors s'étonner que l'écrivain déplore que son lectorat lui tourne le dos et les talons ? Car il ne suffit pas de caracoler en tête des ventes, encore faut-il que le public ne tourne pas bride ou casaque.
C'est ainsi, quand le fouilleur de potins et d'échos du Landerneau remue sa plume dans l'encrier, il ne tourne que sur lui-même pour entrer dans la spirale infernale des petits papiers incendiaires promis au brûle-torchon. Il fait partie de ces chroniqueurs pisse-copie d'une presse spécialisée, réservée à de crédules midinettes, juchées et réjouies sur le grinçant tourniquet des amourettes people.
Heureux donc, ceux qui parviennent à tournebouler leur lectorat en lui faisant tourner la tête et à le retourner en le laissant dans l'émotion ou le plaisir extrême. Certains réussissent même à le faire se tortiller de rire par quelques anecdotes tordantes ou pirouettes de style. Mais si on le fatigue en lui racontant des salades, la relation ne tarde jamais à tourner à l'aigre.
Oh ! Il faut bien du talent pour faire tourner les rotatives des éditeurs... Heureux le poète amoureux qui tourne autour de sa belle surtout s'il s'agit de Ronsard offrant ses sonnets à Hélène. C'est elle alors qui gravite autour de lui tout en l'enroulant dans les boucles de ses accroche-cœur.