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Avez-vous eu un jour, l'appel montant en vous, l'esprit de l'escalier ?
Il est présent en moi, je l'emprunte dans mes rêves. Il s'élance d'images en chimères, à des vitesses vertigineuses. Il hante le dédale de mon esprit et m’essouffle à le parcourir. Il me perd en des routes qui ne mènent nulle part. Il m'emmène en douceur, au plus secret des plaisirs défendus et refoulés. Il me baigne dans les eaux-fortes ; je suis le prisonnier de Piranesi. Il m'entraîne dans l'errance, au cœur des tableaux, des fantasmes et des fantasmagories hallucinées de M Duchamp et de S Dali. Il voyage dans ma tête, il m'égare dans la relativité d'Escher, m'envoie dans de doubles et impossibles révolutions, dans des volutes incertaines. Je circonvolutionne avec lui, aux creux du sommeil et des songes. Il est mouvant, labyrinthique, j'ai des psychoses et des vertiges, je croise des fantômes hitchcockiens. Il me soulève et me voilà, ici et là ! Je sonde du regard, l'immensité brumeuse du haut des remparts d'Elseneur ou de Brouage. Je m'agite et je m’essouffle dans des parcours imaginaires, peuplés d'ombres et de présences évanescentes... Dans la nuit qui se déchire, il me reste au réveil, quelques lambeaux de souvenirs qui gémissent et qui craquent à chaque marche de ma conscience qui se déplie dans le matin.
Mes bons amis, si les objets inanimés ont, paraît-il une âme, il doit en être ainsi de l'Escalier ! Il appelle à mettre en hauteur nos pensées et nos cœurs comme à pratiquer l'ascension de nos corps vers les sommets de l'existence.
De quelques marches, en belles volées, avec ou sans palier, pour un perron, pour un balcon fleuri, une terrasse ou un étage, il s'élève et nous emporte. Escalier droit ou en spirale, large ou resserré, en bois, en marbre, en fer forgé, animé ou mécanique, passerelle ou escalator ! Il nous invite, il nous défie... Sautons, grimpons, élévons-nous ! A l'air ! Libres ! Élançons-nous !
Pied à pied, il exige de nous des efforts et incarne la réussite, l'ascension physique ou sociale. Plus haut, encore plus haut ! Pas à pas ou quatre à quatre, à pleins poumons, à perdre haleine, il permet de se hisser mais aussi de dégringoler ! Parfois plus bas, toujours plus bas ! Ascension ou descente, dans un sens ou dans l'autre sens ! Pour gagner un degré, monter d'un échelon, le climat comme l'existence se font la courte et la grande échelle. Les alizés des petits bonheurs se maintiennent dans l'anticyclone pour éviter les dépressions barométriques des épreuves et des déconvenues.
En nos existences, sa présence est quotidienne ! Celui qui fait ses classes, dès qu'il perd une place dans le classement, en prend, un jour, pour son grade. Gradation ou dégradation des résultats ou des relations, nous en connaissons toutes les phases, de la base jusqu'au sommet de l'édifice. Notre vie colimaçonne avec des hauts et des bas. Seul l'amour est une apogée.
De la victoire à la défaite, l'Homme bivouaque et escalade la montagne des jours. Il prend le versant qui lui convient, évite les brèches et les ravins et suis la via ferrata de la fatalité. Au quotidien, il gravit l'échelle céleste de Jacob, dans l'espoir de triompher, un jour, peut être, au sommet de sa destinée : à l'aiguille du cœur, en plein midi ou plein soleil de minuit.
Comme on le dit un peu partout, si nous voulons que ça marche, quelques conditions s'imposent : franchir le seuil, s'accrocher à la rampe ou à la corde, accomplir les étapes sans les sauter à tout prix, tenir son rang, dans le respect de la hiérarchie, tout en prenant le marchepied !
Ne pas jouer au Tartarin dans son épopée alpine. Avoir l'esprit de l'escalier ! Être utile aux autres, si possible, à grande échelle, en évitant les tremblements parkinsoniens ou de Richter. Céder à ses penchants, à la tour de Pise plutôt qu'à la tour de Nesle, parler toutes les langues, comme à Babel.
Mais, amis, gardons-nous toujours de trop d'emportements, sachons user de l'esprit d'à-propos. Laissons aux acteurs de théâtre, l'habileté de leurs réparties. Au quotidien, mieux vaut souvent réagir après coup, ne pas répliquer sur le coup. Pas de ruades, de rebuffades, du recul et de la distance ! Seule compte l'escalade des plaisirs dans les raidillons des petits bonheurs.
L'esprit de l'escalier, encore et toujours dans l'esprit comme dans le corps ! De la souplesse maîtrisée, de l’agilité dans les idées, du jarret et de la sveltesse, pour ferrailler et sauter de la balustrade comme Zorro ou comme Robin des Bois, dans leurs duels de cape et d'épée. Par ambition et du regard, visons la cime, ne réservons nos vues plongeantes qu'aux balcons de nos belles, eussent-elles le cœur au Bois Dormant !
De tous les escaliers qui se hissent aux balcons et se dressent ainsi dans ma vie, il en est deux que je chéris, ceux des duos d'amours de Juliette et de Roméo, de Roxane et de Cyrano. Leurs mots résonnent en mon cœur, puissent-ils aller mourir dans le vôtre et fleurir dans vos émotions.
<< Quelle lumière brille à cette fenêtre ? C'est là l'Orient, et Juliette en est le soleil. Lève-toi, clair soleil... Voici ma dame. Oh, elle est mon amour ! Si seulement, elle pouvait l'apprendre ! Elle parle, mais que dit-elle ? Peu importe... Ce n'est pas à moi qu'elle parle... Deux des plus belles étoiles de tout le ciel... Si ces astres venaient en elles ?... Ses yeux, au ciel, resplendiraient si clairs à travers l'espace éthéré que les oiseaux chanteraient, croyant qu'il ne fait plus nuit... Que ne suis-je, le gant de cette main, pour pouvoir toucher cette joue !... Elle parle. Oh parle encore, ange lumineux, car tu es aussi resplendissante, au-dessus de moi dans la nuit, que l'aile d'un messager du Paradis...>> (William Shakespeare : Roméo et Juliette II,2)
<< R : Qui donc m'appelle?... Vos mots sont hésitants. Pourquoi?
Cc : C'est qu'il fait nuit, dans cette ombre à tâtons, ils cherchent votre oreille... Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite. D'ailleurs vos mots à vous descendent: ils vont plus vite, les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !... Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur, vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !... J'aperçois la blancheur d'une robe d'été, moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !..
R : Quels mots me direz- vous ?
Cc : Tous ceux, tous ceux, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe, je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ; ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot...>> (Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac, acte III, scène 7)