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Enfance : Le savon 2/2

Publié le par modimodi

 CONF 2

Je ne sais pas si quelques-uns de mes ancêtres ont été de chevelus Gaulois qui utilisaient déjà le savon de Marseille. Pline a rapporté qu'ils se rougissaient les cheveux avec un mélange de suif et de cendre.

De là, peut-être a-t-on tiré des expressions toujours vivaces : "voir rouge comme César à Alésia", "passer un savon à Vercingétorix "ou "se faire laver la tête"... Auquel cas, le savon entre bien dans mon héritage historique ! 

En tout cas, cette collection commencée par ma grand-mère trouve, à mes yeux, une meilleure explication, bien plus logique. Ayant vécu les difficultés des deux guerres, elle avait eu à supporter les privations et la pénurie des denrées les plus élémentaires. Pain, lait, viande, beurre et même le savon s'achetaient alors, au marché noir. 

Dans ces périodes sombres, il fallait bien manger et garantir l'hygiène : nettoyer, lessiver, faire sa toilette. Le savon était au quotidien indispensable et précieux...

De douces années plus tard, dans mon enfance heureuse, en temps de paix, je me souviens du rituel de mes grands savonnages. Nu, dans la bassine d'eau chaude, ma mère pour me débarbouiller, me frottait énergiquement avec un savon au contact granuleux, tenant plus de la pierre ponce à récurer que de la caresse... La salle de bains et les savons doux et parfumés à la lanoline viendront plus tard avec l'évolution sociale et les changements des modes de vie.

Je me rappelle encore que même usé, réduit à l'état de morceaux cassants, il ne fallait pas le jeter ni le gaspiller. Le moindre petit bout de savon était placé au milieu du linge dans la grande lessiveuse qui bouillait sur le réchaud à trois pieds. Je peux ainsi affirmer que nous avons toujours lavé notre linge sale en famille.

Aujourd'hui, je comprends mieux pourquoi mémé Virginie aimait à répéter, lorsqu'elle avait accompli une lourde tâche ménagère : "Ah ! Mes aïeux, je suis rincée" ou pourquoi, d'autres fois, elle nous gratifiait d'un : "Ah ! Mes enfants, je suis lessivée !"

Dans cette ambiance familiale, de tendresse et d'affection mutuelle, d'ablutions et de blancheur nous n'avons jamais eu de problème d'amour propre !

Un jour, au retour d'un voyage, mes parents ramenèrent des mini savons de toilette mis à disposition par l'hôtel. Joie de ma grand-mère qui se découvrit alors une vraie passion de collectionneuse. Avait-elle peur de manquer ? Craignait-elle une nouvelle disette ?

Toujours est-il que toute la famille et les amis qui connaissaient son emballement lui rapportaient systématiquement ces échantillons, qu'elle plaça d'abord dans une grande corbeille en osier puis qu'elle disposa en exposition dans la vitrine d'une bonnetière, fermée à clef ! Je sens encore les odeurs fortes de parfums mélangés, pot-pourri persistant de fragrances lourdes, mi-agréables, mi-écœurantes. Quand elle ouvrait la porte du meuble, immanquablement, elle disait : "ça sent le propre !"

Les conséquences de cette passion se propagèrent dans toute notre tribu, marquant les caractères de chacun. Ma mère était une acharnée du nettoyage, des lavages à grandes eaux savonneuses au savon noir. Le carrelage était décrassé, brossé, briqué et shampouiné. Le temps passé devant l'évier de la cuisine, de la buée plein les lunettes, l'avait distinguée du titre tendrement moqueur de scaphandrier des eaux de vaisselle ! 

Ma chère sœur était mon aînée. Un peu précieuse, toujours en recherche d'effets, elle se maquillait joliment en cherchant à briller et à étinceler. C'est elle, qui chaque année voulait faire scintiller davantage le sapin de Noël au point, un jour de provoquer une surtension et de plonger le repas du réveillon dans le noir ! De là, tenait-elle sans doute, sa préférence pour le savon en paillettes.

Sa progéniture, d'adorables jumeaux, hérita de son atavisme. Prenant ensemble leur bain, ils découvrirent très tôt, grâce à la plongée de la savonnette dans le fond du tub, la poussée verticale du principe d’Archimède. Ils s'en amusaient, à celui qui la ferait remonter plus vite ou plus puissamment de l'eau. Ce fut le début d'une vie de petits génies.

Mes neveux, ces deux jeunots érudits, pétillants et brillants d'intelligence, étaient d'exaspérants petits Pic de la Mirandole. Ayant réponse à tout, ils désappointaient leurs maîtres d'école, qui chaque fois qu'ils s’efforçaient de leur apporter connaissances et explications, s'entendaient répéter en chœur : "Nous le savons, nous le savons !". Aujourd'hui, ils sont ingénieur et universitaire.

Moi, j'ai cumulé de nombreux profits de l'héritage familial. Même si je ne me fais jamais mousser, je peux reprendre une expression de mon petit-fils : "Ça baigne !" J'ai appris à faire le net dans mes relations. Je fuis autant ceux qui veulent laver plus blanc que blanc que ceux qui vous savonnent la planche.

Doux Jésus, la famille a d'ailleurs été épargnée par les sales affaires. Mis à part, l'oncle Pierre qui avait l'énergie d'un savon mou et que la famille avait en cachette appelé "Pilate". En effet, il passait aux yeux de tous pour être fourbe et lâche, car devant chaque difficulté, lors de chaque échec, il affirmait en guise d'explications : "De toutes façons, je m'en lave les mains !"

Alors, moi je vis heureux, en soufflant sur les bulles légères et irisées de mon propre bonheur. Je prends consciencieusement plaisir, dans mes moments de loisirs, à coincer la bulle pour éviter qu'elle ne crève trop vite ! Mes cheveux en sont mêmes devenus tout blancs comme le savon à barbe qui met fin à ce récit peut-être un peu rasoir.

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